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2 Octobre 2017
Aujourd’hui ma chronique est consacrée au roman de Philippe Jaenada intitulé La Serpe. C’est un pavé documenté qui relate une incroyable histoire et la vie rocambolesque du protagoniste. Tout est basé sur des faits réels. Jaenada raconte l’histoire du grand-père d’un de ses amis. D’abord il n’est pas intéressé par cette suggestion puis un indice stimule sa curiosité et l’incite à se plonger dans l’existence d’Henri Girard. La vie de cet homme bascule une nuit d’octobre 1941. Dans le Périgord, à Escoire, un triple crime atroce est commis dans le château familial. Au matin, trois morts sont retrouvés : le père, la tante et la bonne. Le titre du roman fait référence à l’instrument qui a permis d’occire les victimes. Voici en quelques mots l’évocation de la découverte de l’arme : « dans les plis du drap, par terre, ils trouvent l’arme du crime. C’est une serpe. (Qu’il ne faut pas confondre avec une faucille ou une serpette (ni avec la « serpe d’or » de Panoramix) : on s’en servait entre autres pour couper les pieds de vigne, ou débiter de petits sapins). » Cet extrait, avec la double parenthèse, est caractéristique du style de l’auteur qui affectionne les multiples digressions. Le seul survivant de cette nuit sanglante, le fils, Henri, donne l’alerte dès le lendemain matin. C’est lui qui va hériter de la fortune. Fort de ce début de scénario l’auteur est convaincu qu’il y a matière à roman. Il loue une voiture et prend la direction de Périgueux où il va interroger des survivants, dépouiller les archives locales et reconstituer les événements de la nuit tragique.
Ce roman épais est la narration de son enquête qui met en doute les conclusions de l’instruction et le verdict du procès. En effet, le principal suspect qui apparaît comme le coupable idéal et évident sera acquitté grâce à la brillante plaidoirie de son avocat Maurice Garçon. « C’est grâce à lui, à son génie, qu’Henri poursuivra sa vie, libre, claquera la fortune de la famille en deux ans, se trainera crevard en Amérique du Sud, que Georges Arnaud écrira Le salaire de la peur. » Henri et Georges sont la même personne. Il a changé d’identité après le procès, son acquittement lui a permis de se construire une nouvelle vie, même si, sur les lieux du crime, il continue d’être considéré comme le coupable naturel. A quelques très rares exceptions près il refusera toujours de revenir sur l’affaire. Jaenada dresse un portrait peu flatteur : « le personnage principal, Henri, le vrai démon, est d’abord un sale gosse. Capricieux, irascible, violent, cynique et méprisant, unique rejeton de ce qu’on appelle une bonne famille, il leur pompe tout l’argent qu’il peut, le claque en n’importe quoi, éclate de colère quand on refuse de le renflouer assez rapidement et, s’ils s’entêtent à ne pas lui donner tout ce qu’il veut, vend leurs meubles ou leurs bijoux dès qu’ils regardent ailleurs. » Est-ce suffisant pour qu’il soit le meurtrier ? Force est de constater que gendarmes, voisins, policiers et magistrats semblent se liguer pour voir en lui le coupable. Sa défense est faible, son attitude parfois ambiguë. Pourtant, les documents d’archive le prouvent, tout a été bâclé, les interrogatoires semblent systématiquement à charge contre lui, les pistes alternatives ne sont pas explorées. Les témoignages se contredisent mais ne font pas l’objet d’investigations poussées. Jaenada reconstitue compulsivement les heures précédent le massacre, il met en évidence les lacunes et les invraisemblances.
A l’issue du procès et du verdict qui lui est favorable « le fils de famille, l’enfant gâté, le riche héritier est anémié, déprimé, il n’a pas d’argent, pas de métier, pas de logement, plus d’amis. » Il est provisoirement riche mais il va flamber. Il part sur le continent sud américain et y conduit des camions dans des conditions extrêmes puisqu’il transporte sur des routes dangereuses des cargaisons de nitroglycérine. Voilà en quelques phrases sa vie : « Henri reprend son boulot de routier, économise pour s’acheter son propre camion (…), rencontre un évadé de Cayenne (…), devient arpenteur-géomètre mais se demande rapidement s’il n’a pas perdu la boule pour se mettre à exercer un métier aussi monotone et pantouflard à l’autre bout du monde, se fait embaucher comme cuistot dans un resto graisseux. » Ces aventures sont le socle de son roman Le salaire de la peur, début de sa carrière littéraire. Ce texte sera porté à l’écran ce qui contribue à sa notoriété. Pour Jaenada « il ne reste plus rien de la force sale et douloureuse du roman, de sa puissance sombre, rien des atmosphères lourdes, poisseuses, désespérées, que Georges Arnaud a pu recréer parce qu’Henri Girard y avait trempé ». Pour mener son enquête et tenter de comprendre qui est cet homme l’auteur a lu son œuvre, écouté des émissions, frénétiquement découpé les articles de journaux et les critiques. Selon lui « Henri Girard a écrit de beaux romans, forts, qu’il faut lire, l’altruisme et l’énergie combattive de la deuxième partie de sa vie ont largement compensé l’égoïsme et la futilité de la première, mais entre les deux, pour toujours, empestent, putréfiées, quelques heures de barbarie impardonnable. La mort hideuse de trois personnes, saignées dans la nuit, deux femmes qui n’avaient rien fait de mal de leur vie et un homme formidable, Georges Girard. Fin de l’histoire, une erreur judiciaire de plus. » Après avoir tout lu, l’auteur formule son opinion sur Henri : « sale gosse, sale type, des claques, insupportable, il ne mue, instantanément, qu’en anéantissant la fortune familiale, et se transforme en nomade combattif qui ne possède rien et vient en aide à ceux qui en ont besoin. Un bon gars finalement. » Le doute s’immisce, il est difficile d’étayer de solides convictions sur la participation d’Henri à la tuerie. A la fin du roman aucune conclusion ne s’impose. L’auteur comme le lecteur hésite, un faisceau de faits ne constitue pas une preuve irréfutable de culpabilité. Comme Philippe Jaenada le précise : « voilà, j’aime bien les faits divers, le sordide ne me dérange pas a priori, mais en réalité, honnêtement, ça dépend : quand on a le sentiment de connaître quelqu’un, même si ce n’est pas vrai, quand on s’est attaché d’une façon ou d’une autre, ce n’est plus la même histoire. Ca désole, ça blesse, le sordide dégoûte. (…). Peu importe ce que je pense, ce que je crois, les meurtres de Georges, d’Amélie et de Louise resteront impunis. C’était un autre temps, une autre génération, un autre monde, c’est fini. »
Ce roman est une épopée incroyable. Le style de l’auteur est truffé de digressions multiples il use et abuse de parenthèses et de parenthèses à l’intérieur des parenthèses. Il se met en scène en train d’enquêter et son roman traduit la construction de l’objet littéraire. Parfois, le roman est un peu long, mais les apartés ne sont pas responsables de cette sensation. Le procédé consistant à revenir selon différentes perspectives sur les mêmes éléments est parfois redondant, le lecteur fasciné se perd dans certains méandres. Cependant, c’est un texte fort qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse. Aucune certitude sur le rôle du protagoniste dans le crime, les doutes demeurent et l’absence de coupable avéré également. C’est un formidable roman, une histoire épatante.
Voilà, je vous ai donc parlé de La Serpe de Philippe Jaenada paru aux éditions Julliard.
L'auteur présente son bouquin
Autre interview de présentation du roman
Le lieu du crime
Un avocat raconte la tuerie d'Escoire