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4 Septembre 2022
Aujourd’hui je vais évoquer Les enfants endormis le formidable premier roman d’Anthony Passeron. Le qualificatif de roman, synonyme de fiction, ne semble pas vraiment approprié ; il s’agit plutôt d’un récit familial ou d’un roman autobiographique même si l’auteur n’est pas directement le protagoniste de cette histoire dramatique. C’est un texte bouleversant, d’une grande pudeur et humanité.
L’auteur rapporte dans le prologue une discussion avec son père. Il lui demande de façon anodine quelle est la ville la plus éloignée dans laquelle il s’est rendu. Cet habitant des Alpes Maritimes, boucher de son état, lui répond que c’est Amsterdam. Il ajoute qu’il était parti chercher son frère à la demande de leur mère. Aussitôt il se ferme comme si cette confidence l’avait troublé : « à peine avait-il ouvert une brèche dans son réservoir de chagrin et de colère qu’il s’est empressé de la refermer, pour ne pas en mettre partout. » Ce voyage s’est déroulé au début de la décennie quatre-vingts, depuis l’oncle est mort et la famille l’évoque peu. Les enfants endormis racontent la reconstitution de l’histoire familiale autour de ce garçon disparu trop jeune. Le livre est construit en deux parties : l’une consacrée à l’oncle de l’auteur qu’il a très peu connu et la seconde à sa fille, sa cousine qu’il a connu quelques années dans sa jeunesse avant sa mort à l’âge de dix ans. Désiré était l’aîné des fils en qui les parents portaient tous leurs espoirs. Il avait passé le baccalauréat après quelques années d’internat à Nice et avait été embauché chez le notaire de la sous-préfecture. Et puis dans sa jeunesse il avait goûté à la drogue et s’était désocialisé. La drogue, les shoots d’héroïne, a été la porte d’accès à la contamination par le virus du sida puis à la mort trop jeune. Les enfants endormis est l’histoire d’un double déni : personnel, celui de la famille de l’auteur vis-à-vis du sort de Désiré puis de sa fille Émilie et collectif et sociétal à l’égard de la maladie. Anthony Passeron a à sa disposition des photos, des films super-8 et quelques rares témoignages. Son intention est de rendre vie à ces deux disparus (ainsi que la mère de la fillette également morte du sida) dont la famille, par honte ou déni ne parle quasiment jamais. Son texte est une merveille, un hommage bouleversant, une réhabilitation posthume. L’auteur ne porte pas de jugement, il contextualise la situation et reconstitue minutieusement la saga familiale des deux branches. La composition du récit alterne de façon systématique les chapitres intimes et les chapitres plus généralistes qui dans une contemporanéité temporelle évoquent l’état de la science face à l’émergence d’une nouvelle maladie inconnue. Cette forme est parfaitement fluide, le récit est émouvant et captivant. Aucun pathos ne nimbe ces pages sincères. Force est de constater qu’être contaminé par le sida au début de la pandémie condamnait à la dissimulation et à une forme de honte familiale. Anthony Passeron écrit : « seule cette maladie était arrivée à ce qu’une mère voie son fils tel qu’il était : un junkie pourrissant parmi les siens. Un toxicomane promis au même sort que ses compagnons. Peu importaient ici son nom, son prénom, les espoirs que ses parents avaient placés en lui, la réputation d’une famille sans histoires. Le sida ne voulait rien savoir. Il se jouait de tout le monde : des chercheurs, des médecins, des malades et de leurs proches. Personne n’en réchappait, pas même le fils préféré d’une famille de commerçants de l’arrière-pays. » Le dévouement et l’abnégation de la grand-mère, la pudeur discrète du grand-père, témoignent de l’amour filial intense et souvent difficile à transmettre. Ce récit est aussi le portrait d’une vie de province où le qu’en-dira-t-on tient une place prépondérante et pousse à la dissimulation pour éviter la stigmatisation.
Les enfants endormis est un texte épatant et bouleversant ; l’équilibre entre l’histoire familiale intime et l’histoire politique, scientifique et sociale est très réussi. Anthony Passeron rend hommage à son oncle et à sa cousine et témoigne de l’impact du sida sur sa famille. ce récit est probablement thérapeutique, en s’exprimant ainsi il écarte le développement d’un secret de famille souvent générateur de névroses.
Voilà, je vous ai donc parlé des Enfants endormis d’Anthony Passeron paru aux éditions Globe.
Entretien avec l'auteur
Aux origines du sida - Culture tout azimut
http://culture-tout-azimut.over-blog.com/2019/12/aux-origines-du-sida.html
Chronique sur un essai sur les origines du sida