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20 Décembre 2019
Aujourd’hui je vais évoquer Croire aux fauves un récit étonnant de Nastassja Martin. Cette jeune femme est anthropologue, spécialisée dans l’étude des peuples arctiques, elle a réalisé des terrains de recherche en Alaska et en Russie. En août 2015, elle procède à l’ascension d’un volcan au Kamchatka quand elle se fait dévorer le visage par un ours. De cette rencontre extraordinaire va naître son récit. En conclusion, survivant à cette attaque, l’auteur indique : « l’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. »
Le texte est découpé en quatre saisons cela commence à l’automne après l’accident qui est une tragédie intime pour l’auteur. Voilà la description de ces moments atroces : « autour de moi, des touffes de poils bruns solidifiés par le sang séché jonchent le sol, rappellent le récent combat. Depuis huit heures, peut-être plus, j’espère que l’hélicoptère de l’armée russe va percer le brouillard pour venir me chercher. » Nastassja Martin au moment de l’attaque n’est pas seule. Ses compagnons appellent de l’aide auprès des autorités. Les secours finissent par arriver, elle est toujours vivante et consciente. Elle est sauvée par l’hélicoptère russe qui l’amène dans un hôpital militaire. Elle précise : « ironie du sort. Le dispensaire se trouve au village clé, c’est là que nous avons atterri, derrière les barbelés et les grillages, derrière les miradors, à l’intérieur de la gueule du loup. Moi qui riais intérieurement de savoir toutes ces choses interdites sur ce lieu secret me retrouve au cœur même du dispositif de soin pour les soldats et les blessés de la presque-guerre qui a cours ici. » Le Kamchatka n’est pas une région ouverte aux étrangers, l’accès de la jeune femme à ce lieu est exceptionnel. Pourtant, quelques mois après le drame, elle revient illégalement retrouver ce peuple auquel elle est tant attachée. Entre temps dans le dispensaire les médecins commencent à réparer sa mâchoire et à recoudre son corps. Les stigmates de l’attaque de la bête sauvage marquent son visage. Elle se souvient et écrit : « au baiser de l’ours sur mon visage, à ses dents qui se ferment sur ma face, à ma mâchoire qui craque, à mon crâne qui craque, au noir qu’il fait dans sa bouche, à sa chaleur moite, à son haleine chargée, à l’emprise de ses dents qui se relâchent, à mon ours qui brusquement inexplicablement change d’avis, ses dents ne seront pas les instruments de ma mort, il ne m’avalera pas. » Cette description naturaliste révèle un événement hallucinant, il est incroyable que l’ours ait lâché sa proie. De là découle une épatante résilience et un pardon à l’ours. La mère et le frère de Nastassja Martinviennent sur place pour organiser son rapatriement sanitaire en France. Le récit devient le journal médical de ces semaines de rémission entre Paris et Grenoble. Voilà une synthèse des dommages : « morsure d’ours au visage et au crâne, fracture de la branche mandibulaire inférieure droite, fracture de la pommette droite, nombreuses cicatrices face et tête, autres morsures à la jambe droite. » Elle est d’abord hospitalisée à la Salpêtrière à Paris où une première opération est réalisée. Ce n’est que le début du calvaire hospitalier. La patiente contracte une maladie nosocomiale lors de la seconde opération puis les médecins suspectent une atteinte par la tuberculose alors qu’elle est en convalescence dans les Alpes. Les attentats terribles de novembre 2015 lui laissent un répit les médecins ont d’autres préoccupations que son cas ce qui lui permet de refuser les soins suggérés. Peu après Noël, munie d’un visa, elle reprend l’avion et part anonymement retrouver les tribus du Kamtchatka. En cette nouvelle saison l’anthropologue développe une réflexion profonde nimbée d’animisme. Elle s’interroge sur le sens de la vie, sur cette rencontre avec un fauve qui a bouleversé son existence. Sa combativité est remarquable, bien que défigurée elle est persuadée qu’elle ne doit pas renoncer, elle retourne sur les lieux du combat. Elle côtoie des chamans, et le titre du récit se transforme en croire aux fantômes. Voici un bref extrait de dialogue : « un ours qui croise le regard d’un homme cherchera toujours à effacer ce qu’il y voit. C’est pour ça qu’il attaque inévitablement, s’il voit tes yeux. Tu l’as regardé dans les yeux n’est-ce pas ? Oui. Ah ! s’exclame-t-il, je le savais. » Cet échange montre l’importance des signes, l’animisme est une perspective fort différente du rationalisme prédominant dans la civilisation contemporaine occidentale. L’auteur écrit ainsi : « je ne me ressemble plus, ma tête est un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de suture. Je ne me ressemble plus et pourtant je n’ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s’est imprimée à mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour. »
Croire aux fauves est l’œuvre d’une anthropologue fascinante. La lecture de cette aventure meurtrière est envoutante. Nastassja Martin indique : « j’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir. » Sa rencontre avec l’ours sauvage a constitué une seconde naissance.
Voilà, je vous ai donc parlé de Croire aux fauves de Nastassja Martin paru aux éditions Verticales.
L'auteur avec ses lecteurs
Conférence de Nastassja Martin