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12 Juin 2018
Aujourd’hui ma chronique est consacrée à Cupidon de la nuit de Gérard Manset. Ce texte intimiste est poétique et autobiographique. Il est difficile de définir cet ouvrage composé de fragments disparates mais le résultat est un objet littéraire incontestablement délicieux et épatant. C’est un autoportrait de cet homme à la fois écrivain, auteur-compositeur, peintre et photographe ; un artiste polymorphe et complet. Parmi ses titres musicaux emblématiques je citerai Animal on est mal, Il voyage en solitaire, Obock et L’enfant soldat.
Cupidon de la nuit tient à la fois du journal, du récit intime et du poème. Gérard Manset, né en 1945, outre son activité artistique reconnue est un voyageur au long cours, un baroudeur hors des sentiers battus, un aventurier qui a bourlingué sur les routes de la planète. Il a été routard avant la démocratisation de l’accès au voyage. Ses périples, qu’il évoque ici sans censure, le conduisent sur les chemins de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine avant le retour systématique à Paris, sa ville d’attache. Ce texte offre un formidable tour du monde avec escale notamment à Bangkok, Rio ou Bamako. Parmi les personnages célèbres qui sont dans ces pages il faut citer Philippe Starck, Christophe, Jean-Louis Aubert, Gonzague Saint Bris, Francis Cabrel ou Patrick Poivre D’Arvor. Des chanteurs, des écrivains, souvent des hommes, que l’auteur a côtoyés et dont il relate leurs rencontres et les compagnonnages qu’ils ont vécus ensemble.
Dans les premières pages du livre, la composante autobiographique se dissimule. C’est au fur et à mesure que les pages s’enchainent que le lecteur comprend que le narrateur et l’auteur du récit ne sont qu’une même personne. Parmi les proches de Manset il y a plusieurs femmes : Isa, une sorte de double féminin ; ses deux filles auxquelles il déclare son amour et sa tendresse infinie et sa mère qu’il va visiter dans ses derniers instants. Voici un extrait qui peut éclairer le titre : « et je m’interrogeais, si Isa serait dans le coin, Isa que je ne croisais pas encore mais supposais par soustraction. Facile, il suffisait de détailler froidement ce qui se présentait de vivant, d’y étudier la redondance de ce qui s’additionnait de néfaste, dès lors s’envisageait la suite : le spectacle et la mort, Isa, le Cupidon de la mort, un hippocampe en forme de fille qui pouvait encore être valable dans autre chose (…). » L’amour, incarné par Cupidon, et les ténèbres, associées à la nuit, malgré ces phrases absconses, se révèlent. La pudeur caractérise ce voyage rêvé même si des allusions sexuelles et charnelles sont distillées avec parcimonie. Les femmes sont centrales dans cette œuvre, certaines évocations de la séduction masculine peuvent heurter, mais force est d’inscrire ces passages dans leur époque. La beauté et les belles choses sont objet de vénération pour Manset, son regard est passéiste sans nostalgie outrancière. La forme et le style sont très importants, il n’hésite pas par exemple à abuser de l’imparfait du subjonctif dans certains passages. Parmi les phrases fortes du récit je cite celle-ci : « on ne peut quitter l’enfance. Même quand on bosse, grandit, qu’on se la joue intrépide, évolué, qu’on est un dirigeant, même quand on se pointe dans les bureaux pour afficher ses conditions d’un ton de rogomme. » A l’âge adulte, l’enfant perdure et continue de s’exprimer.
Peu avant de se rendre à l’aéroport de Bangkok à la fin d’un séjour asiatique Manset décrit une séance de flirt discret avec une jeune fille locale autour d’un repas peu ragoûtant : « on croit que ce sera odieux, visqueux, et néanmoins on aime. Je frôle gentiment le genou sous la jupe courte. Elle ne bouge pas, me propose un peu de sa soupe, bouillon de canard, abats et couleur fade du sang coagulé en petites lamelles. Yeux dans les yeux nous évoluons dans une très longue conversation en thaï. Dans moins d’une heure je repars en France et le sac est prêt. » Ces instants vécus sont emplis de charme et d’intelligence poétique. Lorsqu’il apprend le décès de sa mère il est triste, immédiatement en deuil. Voilà le récit du moment du dernier adieu en famille : « il y avait eu le cimetière, le soleil flambant neuf qui nous criblait dans une allée feuillue où la dernière des homélies figea tout le monde. Mon frère s’était tourné vers moi, l’air interrogatif sur la température. Il faisait 30°. Placée très en hauteur la sépulture devait quasiment bouillir. » Cette description quasiment clinique est nimbée d’une douce pudeur. Ailleurs, le passager aérien décrit l’expérience du vol : « on est en altitude, perdu dans le placenta de métal qui vit, respire, où flotte alors l’hôtesse faite de douceur venue déposer dans un glissement soyeux quelque breuvage alcoolisé qui inciserait encore, si c’était nécessaire, la couenne déjà plus molle, plus malléable et d’autant plus béante que dévolue à tout. » Là encore le talent de l’écrivain rend palpable la situation.
Cupidon de la nuit est un texte sublime, aux marges de la littérature classique, dans lequel l’auteur s’expose et dévoile son intimité. Pour en apprécier les subtilités il faut accepter l’abstraction, une certaine confusion, un style épuré, des fragments successifs et épars dont l’articulation est inattendue. Malgré cela Gérard Manset offre un long poème en prose d’une élégante facture.
Voilà, je vous ai donc parlé de Cupidon de la nuit de Gérard Manset paru aux éditions Albin Michel.
Gérard Manset et Jean-Marc Parisis
https://www.franceinter.fr/emissions/le-nouveau-rendez-vous/le-nouveau-rendez-vous-10-mai-2018-0
Emission autour de Manset
Titre mythique du chanteur
Les saintes / Ann - Culture tout azimut
http://culture-tout-azimut.over-blog.com/2016/12/les-saintes/ann.html
Chronique sur deux romans asiatiques dont l'auteur est évoqué par Manset
Une très longue chanson
Autre titre musical à découvrir
Dernier extrait de la discographie de Gérard Manset